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Yvon Quiniou est philosophe. Dernier ouvrage paru : Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique, La ville brûle, 2014
La laïcité est menacée sous des formes diverses un peu partout dans le monde, y compris en France bien avant l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, puis avec un Hollande guère intransigeant non plus sur ce terrain, alors qu’elle est le pays où, dans le sillage 1789, elle a pris la forme la plus rigoureuse qui devrait servir de modèle aux autres pays et aurait dû lui éviter un pareil risque. Je commencerai donc par décrire un certain nombre de ces menaces, avant de proposer ma définition d’une laïcité offensive pour laquelle il faut avoir le courage de se battre.
La menace actuelle qui pèse sur la laïcité
Je laisse de côté les régimes musulmans qui, même quand ils se réclament de la République, sont en réalité la plupart du temps des théocraties, n’acceptant pas la séparation du pouvoir politique ou temporel et le pouvoir spirituel ou religieux : la Loi islamique, inscrite dans la charia, couvre tous les champs de l’existence de l’homme, politique et confessionnelle, individuelle comme collective, et sa source est déclarée divine à travers le Coran, ce qui la soustrait à la critique, l’homme n’ayant aucune légitimité à énoncer la loi ou les lois de sa vie profane. La laïcité n’y existe tout simplement pas1 et cela peut expliquer certains conflits violents récents avec des minorités chrétiennes, puisque toute religion, donc l’Islam, aspire par définition au monopole. On peut penser que cela les regarde, sauf que nous sommes en présence d’une religion conquérante (comme l’a été le christianisme au temps des croisades) – je vous en donnerai une preuve intellectuelle bientôt – et que, quand les musulmans émigrent et s’installent très normalement dans un pays laïque, ils ont tendance à y importer des exigences et des comportements non laïques qui sont inacceptables comme le port du voile intégral ou diverses demandes religieuses comme celle de lieux publics réservés aux femmes (voir ce qui s’est passé à Lille pour les piscines interdites aux hommes), celle de médecins femmes pour les femmes ou encore, à l’école, le refus de la mixité dans les cours de gymnastique, voire le boycott de certains cours de biologie où le corps est montré.
Le cas d’Israël est différent, bien que le contenu du judaïsme puisse lui aussi faire problème, en particulier son thème central d’un peuple élu : c’est un État qui est en principe laïque, sauf que toute une frange d’extrême droite, à la fois intégriste et fascisante, y progresse politiquement en raison du conflit avec la Palestine, et pourrait menacer à terme la laïcité.
Je me contenterai donc du christianisme en Europe et aux États-Unis : on y assiste à un inquiétant retour de l’intégrisme dans la doctrine, de l’intolérance dans les comportements et à une tentative d’envahir (comme dans l’Islam, ici) la sphère publique.
La doctrine, d’abord
Dans son rapport à la science, il semblerait que l’Église catholique (ou protestante) ait fait son aggiornamento et qu’elle ait admis sa totale autonomie. Or ce n’est pas tout à fait exact. Elle a bien accepté, au bout d’un siècle tout de même, la théorie de l’évolution de Darwin puisque le pape Jean-Paul II en a reconnu officiellement le caractère scientifique en 1996. Mais cela a été aussitôt pour en restreindre la portée théorique et la conséquence philosophique : elle admet que le corps de l’homme est issu de l’évolution de la nature matérielle, mais maintient que son âme ou son esprit est le résultat d’une création divine immédiate, ce qui est contraire au message complet de Darwin tel qu’il l’a exposé dans La filiation de l’homme et qu’une formule de ses Carnets de jeunesse résume bien : « l’esprit est une fonction du corps » – ce qui constitue une affirmation clairement matérialiste. Et le pape a même ajouté, dans son langage philosophique, que de la matière à l’esprit il y avait un « saut ontologique » qu’aucune science ne saurait combler, répétant ainsi un diktat à l’égard des sciences que l’Église a régulièrement formulé et qui contredit dans ce cas tout ce que la biologie et les sciences cognitives nous apprennent aujourd’hui sur la nature matérielle de l’esprit. Il y a donc ici un empiétement, même s’il reste mesuré, de la croyance religieuse sur la connaissance scientifique qui est contraire à la laïcité. Mais il y a un empiétement plus grave : on le trouve dans l’offensive créationniste venant des États-Unis, initiée par des fondamentalistes protestants et visant sinon à empêcher l’enseignement de la théorie de l’évolution (ils n’y ont pas réussi), en tout cas à la dévaloriser en exigeant qu’elle soit enseignée au même titre que le créationnisme, sur le même plan épistémologique. Je précise que la même offensive est venue récemment de l’Islam turc avec la diffusion mondiale d’un luxueux Atlas de la création anti-darwinien, édité par un personnage fortuné et peu recommandable, et qu’en Europe, malheureusement, on a vu des gouvernements manifester publiquement de la complaisance à cet égard, comme un ministre de l’éducation en Hollande recommandant un débat critique sur le darwinisme à l’école ; et le parlement européen a subi des pressions dans ce sens récemment, venant de la hiérarchie catholique, ce qui a suscité la réaction saine d’un député socialiste français qui a levé le lièvre. C’est dans ce contexte que le gouvernement français de l’époque de Sarkozy pourtant, en l’occurrence le ministère de l’éducation nationale, a dû mener une contre-attaque et organiser un grand colloque, auquel j’ai été invité à intervenir, pour exiger que la théorie de l’évolution soit présentée dans les lycées comme la seule doctrine scientifique dans ce domaine. C’est dire le climat qui règne aujourd’hui autour de cette question, dans laquelle une part essentielle de la rationalité scientifique est en jeu ! Enfin, dernier point de doctrine, mais qui touche aussi indirectement aux comportements : une encyclique du pape Benoît XVI, « Sauvés dans l’espérance », professe un étonnant et inquiétant pessimisme à l’égard de l’homme quand il est privé de religion : polémiquant avec le matérialisme marxiste et, plus largement, avec l’humanisme laïque, il dénie à la raison la capacité de définir par elle-même le bien et le mal, précisant même qu’elle ne peut devenir « une raison vraiment humaine » que dans l’ouverture à la foi ! Ce propos terrible, le pape l’a repris en France dans son discours aux Bernardins à destination des intellectuels français, tout cela avec la bénédiction, si je puis dire, de Sarkozy dans son discours au Latran. Celui-ci a pu en tirer cette idée scandaleuse que le curé était mieux placé que l’instituteur pour enseigner le bien et le mal parce qu’il y engageait sa vie et sa foi et, pour la première fois depuis disons un siècle, on a assisté à la collusion du pouvoir politique, lié à la Bourse, et du goupillon : la religion est censée être là pour assurer un lien social que le libéralisme détruit chaque jour et elle doit donc être encouragée publiquement pour en compenser les dégâts humains. C’est une véritable régression de la laïcité de l’État républicain, voire une rupture frontale avec elle.
Passons à l’intolérance dans les comportements, plus brièvement
La tolérance ou, si l’on préfère (j’y reviendrai) le respect de la vie individuelle quand elle ne nuit pas à autrui, donc le respect de la diversité des choix de vie dans le domaine des mœurs, quelles que soient nos croyances ou notre incroyance, est au cœur de la laïcité2. Or on assiste aujourd’hui à un retour en arrière désolant par rapport à ce qu’il y a eu d’avancées de la religion catholique au siècle précédent. Je laisse de côté son raidissement interne qui ne concerne que les croyants, atténué par le pape actuel, pour ne parler que de ce qui touche à la vie de tous hors d’elle et je ne développerai qu’un exemple : son attitude vis-à-vis de la sexualité. L’Église chrétienne reste ou redevient ici extrêmement rigoriste, contribuant à répandre une image négative de celle-ci considérée en elle-même, indépendamment de la visée procréatrice ; mais surtout, elle continue à condamner l’homosexualité d’une manière inacceptable, au nom d’une norme soit disant naturelle qui n’a aucun sens, surtout lorsqu’on a lu Freud. Elle n’est pas la seule dans ce cas puisque les deux autres religions monothéistes la condamnent également, sans la moindre réserve. Or ce qui est grave, c’est que cela entraîne de par le monde des comportements homophobes parfois extrêmement violents comme la lapidation ou le meurtre (y compris aux États-Unis), qui trouvent dans le discours religieux une justification idéologique toute trouvée. Mais je pense aussi à la manière dont cette même Église condamne sans nuances l’avortement, au point d’avoir dénoncé moralement des médecins qui l’avaient pratiqué à la suite d’un viol au Brésil et d’avoir affirmé que le viol est moins grave que l’avortement. On pourrait donner d’autres exemples, comme celui de la collusion des trois principales Églises contre le mariage pour tous en France, il n’y a pas longtemps : ils nous montreraient tous ce qu’il y a de malsain dans cette vision du sexe condamnant le plaisir en lui-même (comme tout ce qui touche au corps) et ils nous expliqueraient sans doute les dérives par lesquelles elle est elle-même touchée dans ce domaine et vis-à-vis desquelles elle s’est montrée, paradoxalement, longtemps tolérante.
Enfin, il y a cette fameuse séparation du politique et du religieux qui est un des socles de la démocratie, spécialement en France avec la séparation des Églises et de l’État
On assiste à la volonté sournoise de la remettre en cause. C’est ainsi qu’au niveau européen, il a été question de mentionner les racines chrétiennes de l’Europe dans la constitution proposée en 2005. Or cela revenait :
1) à transformer un fait historique en valeur ou en principe normatif dont les européens auraient dû se réclamer, rompant ainsi la neutralité de l’instance politique et,
2) à oublier à quel point la démocratie moderne (ou la République) dans tous ses acquis positifs, non seulement dans l’ordre de la liberté politique mais aussi dans celui de l’égalité sociale, s’est construite contre la religion et non grâce à elle. L’Église catholique a toujours pris le train du progrès historique en retard, quand elle ne pouvait faire autrement : en France elle a mis un siècle pour accepter la République après avoir été monarchiste à outrance, et encore un siècle pour accepter l’option socialiste parmi ses croyants en admettant enfin, lors d’un synode des évêques en 1972, que l’on pouvait être socialiste au nom de sa foi, en l’occurrence au nom de l’Évangile ; et actuellement, à la suite de la chute des régimes de type soviétique, elle est en recul sur ce point puisqu’elle adhère officiellement au libéralisme économique, ne condamnant que ses excès. En Europe, il faut se souvenir qu’elle a été la complice des dictatures de Franco et de Salazar et actuellement, en Espagne, elle refuse de se livrer à un examen critique de son passé. Autre point important : la constitution refusée en 2005 proposait d’intégrer de plein droit les Églises dans le débat politique parlementaire pour décider de certaines lois. C’est oublier que les chrétiens sont des citoyens qui doivent s’exprimer en tant que citoyens (avec leurs croyances privées) mais qu’il n’existe pas de citoyens chrétiens (ou juifs, ou musulmans) pouvant s’exprimer en tant que tels. Les Églises n’ont pas à constituer des groupes de pression idéologiques susceptibles d’intervenir directement dans la définition des lois. J’ajoute, sur la question de la séparation du politique et du religieux, que le problème du port ostentatoire de signes d’appartenance religieuse dans l’espace public en fait partie. C’est le cas du port de la burqa et un laïque ne peut qu’être opposé à celui-ci (quelles que soient les intentions politiciennes de la loi qui a été votée) : à la fois au nom de ce principe de séparation et, tout autant, parce que la burqa est un signe d’oppression féminine, de négation du corps et d’enfermement dans une religion mortifère qui vous coupe de la relation à autrui, laquelle passe par l’accès au visage de l’autre. Mais c’est aussi le cas du port du voile à l’école, qui est un lieu public, lequel n’a pas à se transformer en lieu de manifestation des appartenances communautaire.
Pour une définition rigoureuse de la laïcité
J’ai développé longuement ce tableau sombre pour que l’on comprenne mieux, par réaction, la conception offensive de la laïcité que je vais proposer, et qui était en filigrane dans ce qui précède.
Je rappelle d’abord la définition préalable de la laïcité : elle affirme la séparation des Églises et de l’État et ajoute que l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Cela ne veut pas dire, bien entendu qu’il les interdit, mais qu’il n’en privilégie aucun et qu’il leur reconnaît à tous le droit à l’existence dès lors qu’ils respectent les lois de la République et ne constituent pas une menace pour l’ordre public ; mais cela signifie aussi le droit à l’incroyance et à sa manifestation, dans le même cadre d’indépendance intellectuelle et financière. L’État laïque n’est donc ni croyant, ni incroyant au sens où il pourrait professer un athéisme dogmatique : disons que, philosophiquement, il est agnostique et pratique l’abstention ou la stricte neutralité, laquelle est obligatoire, mais à ce niveau seulement, on va le voir. Cela s’oppose à la conception qu’ont cru pouvoir mettre en œuvre les pays de l’Est d’obédience soviétique, puisqu’il y existait un athéisme d’État. Or, même si on peut souhaiter la disparition des religions (ce qui est mon cas), on ne saurait aller jusque là et s’autoriser à imposer l’athéisme : comme toute position de type philosophique ou métaphysique, celui-ci ne peut être que librement choisi, ce qui était d’ailleurs la conception de Marx malgré son hostilité radicale aux religions3.
Reste que, en disant cela, on n’a pas tout dit de la laïcité et du problème qu’elle rencontre encore aujourd’hui. Je m’explique. La laïcité est inséparable d’un idéal d’émancipation, elle vise la liberté de conscience comme la liberté tout court, et elle est confrontée avant tout à la question des croyances religieuses, lesquelles ne sont pas n’importe quelles croyances. Issues de l’histoire, on peut en faire un bilan humain négatif tant au plan intellectuel : elles se sont opposées à tous les grands progrès scientifiques, qu’au plan pratique : on peut y voir avec Marx une expression idéologique de la « détresse réelle » de l’homme, à savoir de son malheur historique, expression qui l’a alimenté en retour, et bien des exemples que j’ai indiqués précédemment l’ont montré. L’on pourrait d’ailleurs y ajouter d’autres diagnostics négatifs : avec Nietzsche qui voyait dans la religion, une force hostile à la vie et avec Freud, qui y décelait une forme de névrose collective dont il voulait guérir les hommes ou encore une illusion dans laquelle les hommes projettent leurs désirs insatisfaits et qui les empêchent d’appréhender lucidement le réel. Comment alors penser la laïcité dans ce cadre critique où il apparaît que les croyances religieuses peuvent être considérées comme un obstacle à l’émancipation et au bonheur humain si j’ose dire « ici-bas », « ici bas » qui est le seul « ici » dont nous soyons sûrs ? Je répondrai offensivement en trois points, qui m’opposent radicalement à une conception « molle » de la laïcité. La mienne n’est pas « dure », au demeurant, mais tout simplement rigoureuse et exigeante.
Le pluralisme
La laïcité c’est d’abord le respect, et non seulement (on l’a indiqué) la tolérance, du pluralisme et elle suppose donc un domaine où il existe des différences irréductibles : c’est le cas du domaine religieux et, plus largement métaphysique, comme celui des normes éthiques de vie personnelle qui leur sont liées, alors que ce n’est pas le cas en science où seule la liberté de pensée ou de recherche est exigée. L’idée d’être laïque en science n’a pas de sens puisqu’il s’agit de parvenir à une vérité unique qui fera l’unanimité ! Ce respect du pluralisme, c’est un autre nom de la démocratie et c’est une exigence absolue, mais il suppose que les religions acceptent elles-mêmes le pluralisme démocratique des croyances et de l’incroyance, ce qu’elles ont rarement fait dans l’histoire passée : l’Inquisition a existé comme la chasse à l’infidèle ou à l’impie ! Et l’islamisme radical aujourd’hui reproduit ce défaut sous une forme barbare. On ne saurait donc, au nom du respect de la multiplicité des croyances et des cultes, tolérer l’intolérance religieuse.
La critique des religions
On voit alors qu’un problème se pose immédiatement : la laïcité suppose-t-elle la neutralité vis-à-vis de la religion comme le voudrait la mode insistante d’une laïcité « plurielle » ou « positive » (il y en aurait donc une « négative » ?) qui prône la complaisance à l’égard des différentes confessions au nom de la tolérance, voire qui serait toute prête à les encourager sous prétexte que, dans une société en crise, elle fournirait du « lien social » que cette société n’est pas capable de fournir ? On a vu que c’était la position de Sarkozy et de beaucoup de libéraux, comme c’est, curieusement, le cas d’une partie de la gauche oublieuse de l’héritage des Lumières ; et c’est même le cas d’un R. Debray dans sa réflexion théorique sur la société et dans la proposition qu’il a faite qu’on enseigne expressément le « fait religieux » à l’école. Or il faut être clair : il est souhaitable que l’on étudie les religions au même titre que les autres phénomènes culturels, comme cela se fait déjà dans les enseignements d’histoire, de français et de philosophie, mais à condition que le droit à la critique des religions soit tout autant reconnu. Car, comme je l’ai suggéré dans la première partie ce texte, il y a toute une part de négatif dans la religion qu’il ne faut pas occulter et qu’il faut savoir dénoncer, tout simplement au nom de la raison à la fois théorique, appuyée désormais sur les sciences humaines, et pratique ou morale : opposition à la connaissance scientifique, vecteur de superstition, de violence et de fanatisme, prises de position inadmissibles dans le domaine de la sexualité ou de la condition féminine, pratiques cultuelles portant atteinte à la dignité de la femme comme la polygamie ou l’excision, etc. Il faut éviter ici le piège du différencialisme : aucun droit à la différence culturelle ne saurait justifier une différence des droits et des devoirs par rapport à ceux que proclame la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen, et le respect du pluralisme idéologique s’arrête là où commence à s’appliquer cette Déclaration. Il faut donc reprendre audacieusement le fil de la critique rationaliste des religions que l’on trouvait dans la philosophie des Lumières avec Hume, Rousseau ou Kant (pour ne citer que les plus grands, en y ajoutant Spinoza), puis celui de ces grands penseurs que sont Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, non pour refuser ou récuser absolument les religions et leur éventuel apport positif (qui existe aussi), mais pour les soumettre à la compréhension et au contrôle de la raison qui seule peut organiser la coexistence pacifique et libre de tous les courants de pensée.
L’accès à la raison
D’où une troisième définition de ce que doit être une laïcité ambitieuse : l’éducation à la raison par l’ouverture aux savoirs scientifiques et l’assimilation des grands acquis moraux de l’humanité. Seule une pareille éducation permet la formation d’un jugement libre et l’accès à l’autonomie intellectuelle, condition d’une maîtrise de sa vie individuelle ou collective. Dans ce cadre, l’ouverture aux principales conceptions religieuses ne saurait faire problème puisqu’il s’agira de les examiner d’une manière critique, dans leur statut intellectuel comme dans leur formes ou effets pratiques, à la lumière de la raison4. Et s’il y a des domaines qui échappent à cette dernière, c’est encore à elle de le dire et de justifier ainsi le droit à la croyance religieuse hors de la raison. Conçue ainsi, l’option religieuse devient un choix personnel non seulement tolérable, mais parfaitement respectable puisqu’elle ne s’oppose ni à la science ni au progrès humain. L’exigence laïque de ceux qui ne désespèrent pas d’améliorer la vie ne saurait donc se satisfaire des religions telles qu’elles ont été et sont : elle demande qu’elles fassent l’objet d’un débat public appuyé sur les seuls critères de la raison théorique et de l’exigence, morale et politique, de l’émancipation des hommes à l’égard de ce qui les empêche d’être eux-mêmes, dans le respect des autres.
Pour finir, je résumerai ma définition de la laïcité en trois points :
1) Respect du pluralisme idéologique et de sa manifestation pratique.
2) Droit à la critique rationaliste des religions et même devoir de s’y consacrer.
3) Éducation à la raison.
- Je ne tiens pas compte des transformations démocratiques importantes qui ont affecté récemment certains pays arabes. [↩]
- Le concept de tolérance ne me plaît pas. Il est restrictif puisqu’il implique un jugement de valeur négatif à l’encontre de ce qu’on tolère : tolérer c’est accepter en fait ce qu’on désapprouve en droit. Et il pointe un manque de courage : on n’ose pas assumer ce qu’on valorise et critiquer ce qui s’y oppose. Le respect, lui, est un concept pleinement positif : c’est la reconnaissance d’un droit chez l’autre qui nous oblige – ici le droit à la différence – et il fonde pleinement la laïcité. [↩]
- Voir la Critique du programme de Gotha. Il s’agissait pour lui de libérer l’homme de la religion, tout en garantissant la liberté religieuse. [↩]
- Je rappelle qu’un authentique examen critique ne se réduit pas à la critique, c’est-à-dire au rejet : il consiste à faire le tri à la lumière de valeurs incontestables et donc à approuver tout autant qu’à contester, quand cela se justifie. [↩]