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Laïcité et École : interview de Catherine Kintzler

Vous êtes spécialisée en philosophie de l’art. Comment en êtes-vous arrivée à la question de la laïcité ?
La philosophie de l’art a été présente, avec Rameau, dès que j’ai commencé à publier alors que j’étais professeur de philosophie dans le secondaire (où j’ai exercé pendant 22 ans). Elle est devenue spécialisation professionnelle lorsque j’ai soutenu ma thèse d’État en 1990 et par la suite lorsque j’ai enseigné dans le supérieur.
J’ai commencé à travailler sur des questions liées à l’actualité, de façon militante et totalement disjointe de mon enseignement, durant les années 1980, d’abord sur la question de l’école, puis sur la laïcité. Et à chaque fois, le déclencheur fut une indignation.

Sur l’école d’abord. J’étais atterrée par la politique scolaire lancée au début des années 1980 et dont on voit aujourd’hui le succès ; elle a inspiré la plupart des réformes ultérieures. Cette politique consiste à renvoyer l’école à son extérieur, à la transformer en « lieu de vie », à l’aligner sur les demandes sociales et à négliger que son objet est l’émancipation des esprits par l’instruction. Loin de réduire les inégalités culturelles et sociales, on s’appuie sur elles pour élever les « différences » en dogme, on sacralise la proximité à laquelle il conviendrait au contraire de soustraire les élèves quel que soit leur milieu d’origine, on refuse la notion de sanction et l’exigence faite à chaque élève d’atteindre le plus haut niveau dont il ou elle est susceptible. Tout cela fut mis en place dès 1982. Et cette sempiternelle réforme a parfaitement réussi à disqualifier l’idée même d’École républicaine (déjà bien imparfaite auparavant) dont les réformateurs feignent de se réclamer.
C’est à ce moment-là (1984) que Jean-Claude Milner a publié son livre De l’école, réédité en 2007, il n’a pas pris une ride aujourd’hui.
Étant dix-huitiémiste, j’ai cultivé mon indignation en allant lire les grands textes de la Révolution française sur l’instruction publique. C’est ainsi que j’ai étudié Condorcet et que j’ai publié (1984) Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen.
La laïcité ensuite. Elle était déjà présente dans l’étude de Condorcet mais il y eut là aussi un événement déclencheur.
J’étais sur le point d’achever mes travaux de doctorat lorsque, à l’automne 1989, éclate l’affaire dite « de Creil » sur le port du voile islamique dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire publics. Il aurait suffi, me semble-t-il, d’un peu de fermeté et de volonté politique de la part du ministre alors en exercice : réactiver les circulaires Jean Zay. Mais Lionel Jospin ne l’a pas entendu ainsi. En fait, je ne devrais pas dire qu’il a manqué de volonté politique car c’est bien une politique que de fermer les yeux sur le port de signes religieux à l’école publique par les élèves. Très vite, avec Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay, nous avons écrit la « Lettre ouverte à Lionel Jospin », publiée dans Le Nouvel Observateur en novembre 1989. J’ai soutenu ma thèse sur l’opéra dans cette ambiance survoltée. Et j’ai ruminé la question de la laïcité, non pas de manière massive comme je l’avais fait avec celle de l’école, mais point par point, en publiant des articles qui m’étaient en quelque sorte « commandés » par les sujets d’actualité qui, à chaque fois, posaient un problème dont l’élucidation permettait de dissiper une ambiguïté et de mieux cerner le concept (la laïcité scolaire, l’affaire « du gîte d’Epinal », le financement des cultes, le port de la cagoule, les cimetières, etc.). Après avoir publié le bref essai « académique » Qu’est-ce que la laïcité ? (Vrin), en 2007, j’ai tenté une synthèse de cette démarche théorique et pratique dans Penser la laïcité (Minerve, 2014).

Selon vous, en quoi la laïcité va-t-elle au-delà de la tolérance ?
Il faut s’entendre sur le terme « tolérance » qui peut en français désigner une attitude, une disposition. Lorsqu’on met en parallèle laïcité et tolérance, on parle de régimes d’association politique. Le régime de tolérance, théorisé par Locke, est antérieur au régime de laïcité qui a été pensé par un courant de la Révolution française (alors même que le mot « laïcité » n’existait pas encore).
On peut dire que la laïcité va au-delà de la tolérance parce qu’elle place le fondement de l’association politique en deçà du point où le place la tolérance.
Voyons d’abord cet « en deçà ». Mon collègue Philip Pettit, à l’issue d’une conférence qu’il m’avait invitée à faire à Princeton, a employé une comparaison avec un système de numération que je trouve très juste : « Nous les Anglo-Saxons, nous commençons par 1, les Français commencent par zéro »
Le régime de la tolérance s’interroge à partir de l’existant : il y a différentes religions, différentes communautés et il faut les faire exister ensemble. Cette coexistence s’appuie sur l’idée selon laquelle tous croient à quelque chose, ou du moins à des valeurs, et que le lien politique doit se construire sur ce moment de foi initiale. C’est le « 1 » – exprimé notamment par la devise « In God We Trust » inscrite sur chaque dollar. C’est une manière de penser la forme du lien politique en le modélisant sur un lien de type « croyance », un lien fiduciaire.
Le régime de la laïcité considère que toutes les croyances, incroyances et positions s’inscrivent dans un espace qui rend possible leur libre coexistence et que, pour construire cet espace, il faut supposer que le lien politique est étranger à tout autre lien, qu’il n’a pas besoin d’un modèle préalable de type religieux : c’est le « zéro ». On ne cherche pas ce que les différentes positions ont en commun, on cherche un espace qui conditionne a priori la coexistence de toutes les positions, y compris celles qui n’existent pas.
Donc le régime de laïcité est un minimalisme – la puissance publique s’aveugle à tout ce qui est de l’ordre de la croyance et de l’incroyance, elle manifeste cet aveuglement par sa propre abstention en la matière – et ce minimalisme lui permet d’accueillir de manière totalement indifférente un nombre indéfini de positions.
Nous voyons donc que ce fondement, en deçà du régime de tolérance, produit un au-delà dans la multiplicité indéfinie des positions qui jouissent de la même liberté. En termes plus usuels, la tolérance est plus volontiers tournée vers la liberté religieuse que vers la liberté de conscience. Elle n’assure pas toujours de manière certaine la liberté de conscience – laquelle comprend la liberté d’avoir un culte quelconque, mais aussi celle de n’en avoir aucun et de le manifester. Cela ne veut pas dire que les non-croyants sont persécutés ni même rejetés en régime de tolérance, mais ils sont moralement dépréciés par la norme sociale qui veut que chacun ait une religion, et qui va même jusqu’à introduire la notion de croyance dans les serments. En revanche a laïcité assure d’abord la liberté de conscience et fait de la liberté des cultes un cas particulier de la liberté de conscience.
La question philosophique fondamentale est donc celle de la disjonction entre la forme du lien politique et la forme religieuse du lien. Un régime de tolérance part de l’idée selon laquelle la forme de tout lien obéit non pas à une religion, mais à un modèle religieux : c’est avec cette idée que la laïcité rompt.
Maintenant, il y a aussi une différence politique entre les deux régimes, c’est celle de l’accès des communautés en tant que telles à l’autorité politique, celle de la promotion des communautés en tant que telles au statut d’agent politique. Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun. Mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaître un statut politique. La souveraineté réside dans les citoyens et leurs représentants élus, et les droits sont les mêmes pour tous, individuellement : le droit de l’individu a toujours priorité sur le droit collectif. Il est impensable d’imaginer un droit flexible selon la communauté à laquelle on est réputé appartenir, ce qui est possible dans nombre de régimes de tolérance. Du reste en République laïque, il n’y a pas d’obligation ni même supposition d’appartenance.

De plus en plus de Français souhaiteraient bannir les signes religieux de l’espace public. Mais n’est-ce pas déjà le cas ? De quel « espace public » parle-t-on ?
Bien sûr que c’est déjà le cas ! Les signes religieux sont prohibés dans le domaine qui participe de l’autorité publique, qu’il s’agisse d’espaces ou de choses (par exemple les bâtiments officiels : mairies, écoles publiques, préfectures, monuments officiels comme les monuments aux morts…), de personnes durant un certain temps (fonctionnaires et magistrats pendant l’exercice de leurs fonctions) ou d’actes et de discours (lois et règlements, financements publics, propos tenus par un magistrat, un professeur, un ministre dans le cadre de ses fonctions…).
Le terme « public » est l’objet d’un malentendu. Pour tenter de l’élucider, je pense qu’il est utile de rappeler la distinction entre le principe et le régime de laïcité. Le principe de laïcité, que tout le monde connaît, veut que la puissance publique s’abstienne de toute manifestation relative à une croyance ou à une incroyance : ce sont les exemples que j’ai donnés ci-dessus.
Mais cette abstention n’a de sens que parce que son domaine d’application est restreint : cela libère tout ce qui ne participe pas de la puissance publique. Partout ailleurs, dans la société civile (rue, métro, magasins, etc., donc des « lieux publics »), s’applique le principe de libre expression, de libre affichage. Et c’est précisément parce que la puissance publique observe la réserve en son sein que la société civile est d’autant plus libre car aucune option n’est cautionnée ni dépréciée par la puissance publique.
Ainsi le régime de laïcité articule deux principes, le principe de laïcité et le principe de libre expression (dans le cadre du droit commun bien sûr). L’espace juridique en régime laïque n’est donc pas uniforme : c’est le contraire d’un intégrisme.
Donc réclamer le bannissement des signes religieux de l’« espace public » est ambigu.
On peut vouloir dire par là qu’il faut appliquer le principe de laïcité à ce qui participe de l’autorité publique : et là effectivement il faut refuser une croix, un croissant étoilé, une étoile de David, une crèche, etc., dans le hall d’une mairie, car ce serait ouvrir la porte à toutes sortes de revendications particulières d’affichage et encourager chez les élus une attitude clientéliste. Il y aurait des mairies « plutôt catholiques » d’autres « plutôt musulmanes » selon la « clientèle » : elles cesseraient d’être la maison commune.
Mais on peut vouloir dire par là qu’il faut « nettoyer » de tout signe religieux les lieux accessibles au public (la rue, les magasins, les halls de gare, le métro, etc.) : on voit bien à quelles aberrations cela mènerait, à commencer par raser cathédrales et calvaires, anonymer les temples maçonniques, débaptiser les communes dont le nom comprend « Saint », etc. Et si on interdisait le port du voile islamique dans la rue, il faudrait aussi y interdire le port de tee-shirts anarchistes ou athées, interdire les signes maçonniques au revers des vestes… Ceux qui réclament un tel « nettoyage » réclament bel et bien l’abolition de la liberté d’expression – en fait ils ne la réclament que pour une religion seulement !
Beaucoup de confusion règne à ce sujet. Je me rappelle un intervenant lors d’un débat, qui me disait « mais si on refuse une crèche dans une mairie, alors c’est pareil pour un musée national ou municipal et il faut en enlever tous les tableaux et toutes les sculptures à sujet religieux !». C’est confondre l’objet du musée (exposition d’œuvres dans un cadre neutre et critique) et ce cadre lui-même qui n’est pas religieux, car administré par la puissance publique.

L’École publique est le lieu par excellence de la laïcité. Quel est le statut de l’élève en son sein ?
À l’école publique, on comprend bien que l’abstention en matière de religion et d’opinions doit s’appliquer aux personnels, mais pourquoi et dans quelle mesure s’applique-t-elle aussi aux élèves ? Autrement dit : les élèves sont-ils des usagers ?
À la suite du remarquable travail de la Commission Stasi, la loi de 2004 interdit en effet aux élèves d’arborer des signes religieux ostensibles : on leur demande, durant le temps scolaire, une réserve plus grande que lorsqu’ils sont dans l’espace civil ordinaire.
Cela ne les met pas exactement sur le même plan que les personnels, mais cela signifie que l’école, vue du côté des élèves, n’est pas un lieu ordinaire assimilable à une portion de la société civile où peuvent s’afficher les opinions en tant que telles.
L’école publique primaire et secondaire est soustraite à l’espace civil ordinaire parce qu’elle fait partie des dispositifs constitutifs de la liberté, parce qu’elle accueille des libertés en voie de constitution. Il ne s’agit ni de la rue, ni d’un simple « service » au sens ordinaire du mot. On ne vient pas à l’école pour « consommer » un service, on n’y vient pas pour obtenir un papier ou remplir un formulaire : on y vient pour construire sa propre liberté. Et pour cela on a besoin d’un espace critique commun, d’un moment de détour, de retrait et de doute. Voilà pourquoi les élèves ne sont pas des usagers.
Ce n’est pas en faisant défiler les différentes positions devant les élèves qu’on arrive à construire quoi que ce soit, ni en leur disant « il y a différentes communautés et chaque communauté fait ce qu’elle veut, c’est toujours respectable ». Parce qu’alors, chacun reste campé sur son appartenance – à supposer qu’il en ait une. Il faut passer par la nécessité de la crise, une sorte de mise à distance. Une mise à distance de ce que l’on croit penser, de ce que l’on croit être ; c’est nécessaire pour tout le monde, aussi bien pour l’enfant du médecin ou du cadre que pour celui de l’ouvrier ou du paysan, celui du chômeur. Un moment où on fait un pas au-delà de la simple tolérance, en dehors de son appartenance, un moment où le doute est non seulement permis, mais requis. Et cela passe aussi par un acte visible, une sorte de rite qui rappelle concrètement cette nécessité : en passant le seuil de l’école, on devient un peu un autre, un enfant devient un élève, il vit une double vie. Cela ne signifie pas qu’on doit rompre avec son appartenance, avec sa communauté, mais qu’il y a un moment où on n’a affaire qu’à sa propre pensée.
De plus n’oublions pas que l’école publique primaire et secondaire accueille des mineurs de tous horizons, y compris des élèves dont les parents sont incroyants : pourquoi devraient-ils subir un affichage que leurs parents n’approuvent pas nécessairement ? Permettre cet affichage à l’école en prétextant qu’on l’étend libéralement à toutes les religions, c’est normaliser le fait religieux et inviter chacun à s’y inscrire, c’est insinuer que la normalité est d’avoir une religion, c’est déjà avoir pris une option sur la conscience d’élèves mineurs et avoir restreint leur liberté à venir.

À votre avis, la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école a-t-elle été efficace ? Pourquoi était-elle nécessaire ?
Il suffit de lire les attendus du rapport de la commission Stasi, de consulter les auditions auxquelles elle a procédé, de lire le rapport Obin (qui a longtemps été l’objet d’une diffusion pour le moins « confidentielle ») pour comprendre que la loi était nécessaire. Il faut noter que l’expression « loi sur le voile », qu’on entend souvent, est inappropriée : la loi est générale. Il y avait d’ailleurs beaucoup d’affaires de kippa. Mais ce recours à la loi est aussi le résultat de nombreuses années de tergiversation, d’atermoiements au niveau de l’État, de sorte que le recours à une simple circulaire (qui était pensable et qui aurait pu être efficace dès l’apparition des problèmes d’affichage et de revendication religieux à l’école), était devenu dérisoire.
On ne souligne pas assez combien cette loi a une valeur éducative. Car elle « met en scène » de façon concrète et quasi-rituelle la distinction des espaces : l’élève sait qu’il doit quitter un affichage religieux ostensible en entrant dans l’établissement scolaire public, mais il sait aussi qu’il peut le remettre en en sortant. Cela lui fait vivre l’inverse de ce que lui ferait vivre un intégrisme qui demande l’uniformité totale. Donc ceux qui prétendent que la loi de 2004 « uniformise » ne font que montrer soit la confusion de leurs idées soit leur détestation de la législation républicaine. Manifester la distinction des espaces juridiques et la signification profondément libératrice de cette distinction : voilà, à mon sens, l’efficacité principale, du point de vue de l’école et de ses finalités, de cette disposition.
La Charte de la laïcité lancée par Vincent Peillon contribue à cette efficacité. L’idée de réunir dans un même document succinct des éléments dispersés dans la législation me semble excellente, cela éclaircit les idées et ramène à l’essentiel. Mais si l’école, par ailleurs, renonce à sa mission principale qui est d’instruire en mettant en place un espace critique commun, si elle est sommée d’abandonner toute discipline raisonnée, la meilleure Charte du monde sera perçue comme un prêchi-prêcha bienpensant devant lequel une simple génuflexion de façade suffit, et la loi de 2004 sera une coquille vide dont on ne verra que l’aspect formel.

Comment analysez-vous les récents propos de Najat Vallaud-Belkacem concernant les accompagnateurs de sorties scolaires ?
J’ai l’impression d’avoir déjà vu le film ! La ministre reproduit une attitude analogue à celle qu’a adoptée Lionel Jospin en 1989 : on peut interdire, mais il vaut mieux ne pas le faire. Si elle pense vraiment qu’il faut accepter les signes religieux des accompagnateurs, que n’abroge-t-elle la circulaire Chatel ? Cette circulaire n’est pas illégale et jusqu’à plus ample informé elle reste en vigueur. Pour justifier ses atermoiements, la ministre prétend s’appuyer sur une étude du Conseil d’État que ses conseillers juridiques semblent ne pas avoir lue de bien près, car cette étude expose clairement pour quels motifs on peut refuser le port de signes religieux par les accompagnateurs scolaires. La question n’est pas celle du statut de ces personnes, mais celle de la nature de l’activité : la sortie scolaire est une activité scolaire, et l’école reste toujours l’école y compris lorsqu’elle sort de son enceinte habituelle. Mais on reste dans le flou, la responsabilité retombe sur les enseignants. C’est hélas coutumier à l’Éducation nationale : les professeurs ont l’habitude d’être « lâchés » par la hiérarchie, y compris à son niveau le plus élevé.
L’enjeu n’a pas changé. La tendance la plus rétrograde de l’islam entend banaliser le port du voile et l’introduire particulièrement à l’2cole publique. Comme pendant les années qui ont précédé la loi de 2004, elle trouve une forme de complaisance en haut lieu au prétexte de ne pas « stigmatiser ». Ainsi s’accentue, plus généralement, la pression sur les femmes musulmanes qui ne portent pas le voile.
L’emploi du terme « mamans » est révélateur. Cela suggère une importation de l’intime au sein de l’école. L’école est-elle destinée à prolonger l’intimité du cocon maternel ? N’est-elle pas, par définition, destinée à en faire sortir l’enfant qui, de « gamin », devient alors un élève ? En devenant élèves et en fréquentant l’école les enfants accèdent au luxe d’une double vie. Et les mères d’élèves qui accomplissent cette démarche effectuent un pas remarquable vers l’extérieur du monde des « mamans » duquel on peut imaginer qu’elles souhaitent sortir, au moins temporairement.
Rappelons une évidence. L’accompagnateur scolaire accompagne, par définition, les enfants d’autrui que sont les élèves et cela sans exception, y compris lorsque ses propres enfants sont au nombre des accompagnés. L’accompagnateur n’a donc pas à traiter les élèves comme s’ils étaient ses propres enfants. Réciproquement, il doit traiter ses propres enfants, dans ce cadre scolaire, comme s’ils étaient ceux d’autrui.
Au lieu de cela, on se complaît dans le compassionnel à des fins idéologiques : il y aurait humiliation, stigmatisation. On aura reconnu le thème condescendant, plein d’onction et de violence, de l’intouchable. Car croire qu’une femme, parce qu’elle est voilée, serait incapable de comprendre qu’il existe des espaces et des situations distincts, relevant de réglementations différentes, c’est la mépriser. La demande qui lui est faite de s’abstenir d’affichage religieux dans ce cadre de responsabilité scolaire, loin de l’humilier, la met à la même hauteur que le professeur dont elle partage momentanément la tâche ; loin d’être un impératif blessant et réducteur, elle est un honneur et une marque de considération. Au niveau de la symbolique, c’est peut-être l’inverse qu’il faudrait faire : en même temps qu’on demande à une personne d’ôter momentanément les signes religieux ostensibles dont elle est porteuse, lui remettre un insigne d’accompagnateur scolaire qu’elle pourrait arborer fièrement durant la sortie.

En savoir plus sur Catherine Kintzler :

Vice-présidente de la Société française de philosophie, Visiting Fellow à l’université de Princeton en 2008, elle travaille en collaboration avec des artistes pour des lectures poétiques,  la mise au point de publications ainsi qu’à titre de conseiller dramaturgique et d’auteur dramatique. Elle intervient sous forme de conférences et de séminaires dans des maisons de théâtre et d’opéra et auprès de compagnies de spectacles. Dans le domaine politique et de la philosophie politique, en dehors d’interventions devant des sociétés savantes ou dans des séminaires et des colloques de recherche spécialisés, elle donne de nombreuses conférences d’intérêt général.

Page web : http://www.mezetulle.fr

Elle a  signé :
Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2014.
Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Paris : Minerve, 2011, 3e édition revue et augmentée,  (1re éd. 1983 prix Charles Cros) ;
Qu’est-ce que la laïcité ? Paris : Vrin, 2007, 2e éd. 2008 ;
Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, 2e édition revue Paris : Minerve, 2006  (1re éd. 1991, prix Jamati) ;
Théâtre et opéra à l’âge classique, une familière étrangeté, Paris : Fayard, 2004 ;
La France classique et l’opéra, (livret avec deux CD audio), Arles : Harmonia Mundi, collection « Passerelles », 1998 ;
Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Folio-Essais, 1987 (1re éd. Le Sycomore, 1984);

Elle est l’auteur d’une pièce de théâtre musicale Du corps sonore au signe passionné, entretien entre Jean-Jacques Rousseau et d’Alembert, représentée pendant l’année Rousseau (2012).
Elle a publié, présenté et annoté l’
Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau (GF-Flammarion, 1993).

Catherine Kintzler
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